À l’heure où la réactivité émotionnelle, les décisions à coups de tweets et les effets d’annonces priment le fond, les acteurs de contestation séduisent davantage, et l’on préfère une furieuse colère à une action raisonnée.
La difficulté à contrer cette tendance dans un espace médiatique saturé et soumis aux raccourcis explique en partie l’incompréhension des enjeux politiques et le désintérêt des citoyens. Mais il est d’autres causes. Le discrédit moral et éthique sur fond de scandales et d’indélicatesses nourrit bien sûr le rejet du politique. C’est dans ce climat que s’expriment le nihilisme ou des formes de radicalité qui s’apparentent à des simplismes démagogiques inspirés du passé, de l’extrême droite ou de l’extrême gauche.
Une autre cause essentielle de la crise actuelle de notre démocratie tient aussi dans ce sentiment d’impuissance qu’inspire le politique, ainsi que le manque d’identification claire des mesures pour y apporter des solutions.
Désenchantement
La social-démocratie est la première victime de ce désenchantement. Dans sa recherche de synthèse entre la primauté de la justice sociale et son accommodement à l’économie de marché, elle peine à se faire entendre. Néanmoins, elle doit davantage son désaveu à ses renoncements, plutôt qu’à la complexité de son message nuancé et au peu d’écho qu’on lui offre.
On dit la social-démocratie “amollie”, “à la botte du capitalisme”, ou encore “amnésique de son histoire”. Le naufrage récent du PS en France et de plusieurs formations en Europe qui se revendiquaient des mêmes valeurs confirme ce constat. Car les sociaux-démocrates, au lieu d’intégrer l’économie de marché en se donnant les moyens de la réguler, se sont laissé séduire par l’image d’une modernité associée aux vertus du management libéral.
La crise de la social-démocratie est donc avant tout idéologique et philosophique plutôt qu’électorale. En oubliant trop souvent ses fondamentaux, la gauche social-démocrate a non seulement consacré la victoire culturelle du libéralisme, mais aussi favorisé les surenchères utopistes des mouvements et partis politiques de contestation dont la volonté est avant tout d’exploiter ses défaillances sans offrir d’alternative.
On le constate avec Podemos, ou le Mouvement 5 étoiles, incapables de prendre leurs responsabilités, l’application de leur programme devant être exclusive et ne pouvant souffrir de quelque amputation ou compromis que ce soit. L’expérience vénézuélienne, tant vantée par la gauche radicale en Europe, est un désastre et traduit cette incapacité à gouverner, sinon à recourir de manière extrême à la violence d’État.
Seule issue à la crise
La social-démocratie reste pourtant la seule issue à la crise économique, sociale, politique que nous connaissons. Sa volonté de transformer le monde, son attachement aux socles de liberté, égalité, progrès et équité sociale constituent ses valeurs historiques. Sa vocation universelle est l’exercice du pouvoir, non pas pour laisser miroiter l’anéantissement du libre-marché ni promettre des mesures irréalisables, mais bien pour défendre une politique sociale par le prélèvement et la redistribution de l’impôt, et préserver ainsi la cohésion et la paix sociales.
La social-démocratie doit cependant se trouver de nouveaux objectifs et des méthodes modernes en lien avec ses piliers fondateurs, et les défendre au niveau européen. Trois axes thématiques doivent renforcer l’action transformatrice de la gauche social-démocrate européenne. L’amélioration des conditions de travail en phase avec les nouvelles réalités doit faire l’objet de toute son attention. Équilibre entre vie privée et vie professionnelle, égalité salariale entre femmes et hommes, articulation entre économie numérique et création d’emplois, protection des salariés contre l’ubérisation et le dumping social…, ces exemples doivent être au coeur de ses revendications car ils modernisent la protection de l’homme face à l’exploitation économique.
Les différentes études et sondages le montrent: la génération Y (née entre 82 et 96′ les 20-34 ans) est par exemple plus avide d’un équilibre entre son travail et sa vie privée que d’un salaire mirobolant. Ce changement d’attitude doit inciter la gauche à renouveler ses outils de transformation pour améliorer la qualité de vie au travail.
La social-démocratie doit aussi encourager les conditions de l’innovation et de l’esprit entrepreneurial, afin que la dynamique économique rende possible la redistribution à travers le rôle irremplaçable de l’État dans ses fonctions sociales et régaliennes. Cette nécessité doit s’ancrer dans une activité économique tournée vers une croissance plus qualitative, vers une numérisation moins destructrice d’emplois, nourrie par l’ambition d’une consommation responsable et d’une production des biens durables.
Eco-activités
La transition écologique doit être sociale et entreprenante à la fois, offrant des opportunités de compétitivité et d’investissement liées aux éco-activités. À cet égard, un grand plan d’investissement sur la transition écologique est indispensable. Comme le précisait Gaël Giraud, le monde a besoin de 90.000 milliards de dollars d’investissements dans les infrastructures publiques au cours de ces 15 prochaines années. Pour le chef économiste de l’Agence française de Développement, c’est l’équivalent du New Deal des années 1930. L’Europe, en manque cruel de positionnement et de leadership, doit saisir cette opportunité, d’autant plus depuis que les Etats-Unis se sont distancés des objectifs de la COP21.
Enfin, on l’a vu avec le combat mené par les socialistes sur le Ceta, renforcer la transparence et la participation citoyenne aux décisions démocratiques est un troisième axe que la gauche ne peut ignorer. Je reste convaincu que l’engagement politique est nécessaire et qu’il exige du temps, un investissement moral et physique considérable des élus. Mais la prise en compte de l’initiative et de l’implication citoyenne légitime et renforce d’autant plus la démocratie représentative et ses élus. La gauche doit orienter sa politique au regard des réalités du tissu social et de la société civile, plutôt que de l’adosser exclusivement sur des compétences gestionnaires et techno-bureaucratiques.
Nouvelle éthique politique, protection des travailleurs, croissance soucieuse des ressources naturelles, renouveau démocratique dans une économie de marché innovante, entreprenante, mais encadrée: c’est avec ce projet que la société civile et le pouvoir démocratique reprendront leur place au-dessus du marché.
C’est avec ce projet qui consacre une économie plus solidaire que la gauche renouera avec son histoire et ses combats. C’est tout l’intérêt du Chantier des idées entamé par le PS, et qui devrait connaître son aboutissement dans les prochains mois.
La social-démocratie, avec ses accents réformistes, n’a pas le parfum romantique de la radicalité révolutionnaire, mais c’est en se ressaisissant qu’elle peut offrir la seule alternative crédible au mirage des populismes et aux excès du libéralisme.
CHARLES PICQUÉ – Président du Parlement bruxellois et ministre d’État
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